L’Internet d’avant

La première version d’Internet ne disparaîtra ni héroïquement, ni même de manière satisfaisante. Pas de grand blackout, pas de décret dystopique, pas d’IA malveillante qui tirerait la prise dans un final dramatique. À la place, elle reculera doucement vers l’insignifiance, continuant d’exister avec entêtement, comme ce centre commercial décrépit en périphérie—encore techniquement ouvert, les lumières clignotent, mais plus personne n’y fait ses courses.

Oubliez la censure ou les manœuvres autoritaires spectaculaires : c’est trop visible, trop désordonné. Pourquoi effacer l’information quand on peut l’enfouir sous des tonnes de charabia généré par IA, de banalités validées par les marques, et de fadeur calibrée par algorithme ? La vérité ne disparaîtra pas, elle deviendra simplement péniblement difficile à trouver, prisonnière de murs payants, d’abonnements en cascade, et de pages sans fin de contenu optimisé pour le SEO. À la longue, les gens se lassent de l’inconfort. Ce qui est pénible est abandonné.

Cela ne se produira pas lors d’un moment de lucidité collective. Personne ne lancera de hashtag d’adieu. Ce sera une érosion subtile, qui commencera lorsque les résultats de recherche deviendront uniformes, interchangeables—des résumés de résumés, façonnés par des machines qui se soucient moins de la véracité que du taux de clic. Les contenus véritablement utiles—discussions approfondies, forums passionnés, blogs spécialisés—s’évanouiront en silence, invisibles, car plus personne ne clique assez loin pour remarquer qu’ils ont disparu.

Même Wikipédia ne connaîtra pas une fin explosive : elle sera simplement ignorée avec politesse, comme une bibliothèque méticuleusement entretenue mais visitée seulement par quelques universitaires désœuvrés et des étudiants nostalgiques, contraints de citer des « sources sérieuses ». Elle ne deviendra pas obsolète parce qu’elle se trompe, mais parce qu’elle est trop sûre, trop libérale, trop confortablement institutionnelle—une relique d’une époque qui croyait au consensus. On ne l’attaquera pas : on oubliera simplement qu’elle a compté.

L’Internet originel deviendra un club premium—non pas par tyrannie explicite, mais par monétisation constante. Du journalisme réel ? Abonnez-vous. Une étude évaluée par les pairs ? Voici un mur payant. Contenu archivé ? Connectez-vous ou disparaissez. Techniquement, ce sera toujours « gratuit »—dans le même sens creux que regarder la télé avec des pubs toutes les dix minutes : possible, mais insupportable.

L’IA—après avoir festoyé pendant des décennies sur la sagesse collective du passé numérique de l’humanité—s’imposera en oracle omniprésent. Les moteurs de recherche deviendront de charmants vestiges : qui irait encore « googler » quand on peut simplement demander à son compagnon IA, qui connaît déjà vos préférences, vos biais, votre heure de coucher ? Les réseaux sociaux se métamorphoseront lentement en miroirs pilotés par algorithme, où vos interlocuteurs ne seront plus que des chatbots sarcastiques. La théorie du Dead Internet n’est pas un avertissement, mais une prophétie—et pourtant, dans ce soupçon de nostalgie pour l’Internet d’antan, quelque chose de nouveau commencera à frémir.

La plupart ne chercheront même pas à résister. Ils hausseront les épaules, cliqueront loin des murs payants, et se dirigeront vers quelque chose de plus rapide, plus libre, plus brouillon—le Deuxième Internet. Au départ, ce sera chaotique : désordonné, non vérifié, entrelacé de demi-vérités et de pures inventions. Mais surtout, ce sera fluide, sans friction, sans inscription, sans identifiants—simplement brut, direct, sans filtres.

Cette migration ne viendra pas d’une grande conviction. Il n’y aura ni manifeste, ni boycott organisé. Les gens abandonneront simplement le Premier Internet parce qu’il est fatigant, lent, et cher. Et dans ce vide s’engouffreront les opportunistes—les stratèges, les escrocs, les idéologues—désireux de bâtir un Deuxième Internet à leur image : sans filtres, sans régulation, débordant de nouvelles vérités taillées sur mesure pour celui qui crie le plus fort.

Et peu à peu, la vérité elle-même mutera—non pas parce qu’on la supprime, mais parce que les gens cessent d’exiger des preuves. Les vérités objectives enfouies dans le Premier Internet seront reléguées au rang de chimères—institutionnelles, manipulées, dépassées. La « vraie » vérité, clamera-t-on, se trouve dans le chaos du Deuxième Internet : brute, libre, affranchie des titres et des diplômes. Comme des conspirationnistes persuadés d’avoir tout compris—mais à l’échelle d’un mouvement culturel—la réalité deviendra un récit à la carte, plus bruyant, plus rapide, et infiniment plus séduisant que ce qui est vérifiable.

Le vieil Internet ne s’effondrera pas de façon spectaculaire. Il glissera doucement dans une forme d’hospice informationnel, soigneusement conservé mais totalement abandonné. Et lorsque le Deuxième Internet s’avérera plus simple—et ce sera le cas—il deviendra le seul à subsister, non parce qu’il est juste, mais parce qu’il est facile. La facilité l’emporte toujours, même sur la vérité.

Et un jour, une génération émergera sans même savoir qu’il y en a eu un premier. Les universitaires seront tournés en dérision, les livres imprimés vus comme des épreuves d’endurance, et les bibliothèques réduites à des décors. Ils défileront à travers le vacarme sans la moindre nostalgie, accepteront les nouvelles vérités sans questionner, et parleront le langage des algorithmes sans une once d’ironie. Et à ce moment-là, l’histoire aura été, officiellement, sans heurt, et de manière irréversible, réécrite.


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